Non, ce n’est pas Pégase s’invitant dans une course de chevaux percherons ! C’est un aéroplane piloté par Ferdinand Pascal.
Nous sommes le 21 juillet 1911, Mondoubleau accueille une exhibition aérienne sur son hippodrome.
Le héros du jour, c’est Ferdinand Pascal. En 1911, il a alors 35 ans. Il est brun, de taille moyenne et porte une moustache comme quasiment tous les hommes de cette époque.
Dans les tribunes, c’est l’effervescence. Tout le monde est là. Les édiles en redingote et chapeau, les jeunes filles en robe du dimanche. Le public retient son souffle, impatient de voir l’avion prendre son envol, guidé par les mains expertes de Ferdinand Pascal.
L’avion est un « Deperdussin type B ». Armand Deperdussin était un industriel lyonnais se passionnant pour les technologies émergentes. Cet aéroplane pourrait s’apparenter à un ULM d’aujourd’hui avec sa structure partiellement en bois et ses ailes en toile.

Un photographe suit le pilote dans ses déplacements et immortalise chaque instant : Ferdinand Pascal prenant un bain de foule, Ferdinand Pascal devant sa machine, Ferdinand Pascal au volant de l’engin – à cette époque les avions ont un volant – et enfin Ferdinand Pascal survolant Mondoubleau.

Ces photos seront éditées en carte postale. Ainsi, l’exploit se répandra dans toute la France par voie postale.
La presse aussi est présente. Elle se fera l’écho des prouesses du pilote et de l’enthousiasme du public. L’événement sera repris dans les journaux locaux et parisiens du lendemain (L’intransigeant, Le Soleil, L’éclair, La Gazette de France, Le Figaro…).

En 1911, l’aviation est naissante. C’est l’époque des « Pionniers Héroïques » comme Blériot, Farman…
Ferdinand Pascal est moins connu. C’est pourtant un pilote expérimenté. Il est directeur de l’école de pilotage du constructeur SPAD (Société de Production des Aéroplanes Deperdussin). Il participe régulièrement à des démonstrations comme à Mondoubleau ou à Château-du-Loir en septembre 1911 à l’occasion de la fête hippique.
Ces pilotes téméraires se lançaient des défis et participaient à des compétitions. Il y avait deux types d’épreuves : la vitesse et l’endurance. Ferdinand Pascal excellait dans cette dernière discipline.
Quelques semaines après le meeting de Mondoubleau, le héros de Mondoubleau participera à la Coupe Michelin.
C’était une compétition de premier plan visant à établir un record de distance en une seule journée. En août 1911, à Étampes, Ferdinand Pascal tenta de battre le record de distance, détenu par Emmanuel Hélène. Pascal parcourut 812 km à bord de son monoplan Deperdussin. Il fut contraint d’atterrir avant de pouvoir redécoller, échouant ainsi à battre le record. Cependant, il établit un nouveau record de vitesse en parcourant 800 km à une moyenne de 98 km/h, avec une pointe à 102 km/h.
La mythologie du pilote et de sa machine était largement construite par la presse. Elle dramatisait leurs exploits : traversées audacieuses, records de vitesse ou d’altitude, accidents spectaculaires. Ces événements sont souvent exagérés ou romancés pour renforcer l’émotion et l’admiration.
Pour renouveler l’actualité, la presse les mettait elle-même en scène. Des épreuves réputées étaient organisées par des journaux

Mais ces héros n’étaient rien sans leur machine. Les caractéristiques et les innovations de ces engins étaient aussi source d’émerveillement. Ainsi, le pilote de Mondoubleau chevauchait un avion équipé d’un moteur Gnome, d’hélices Rapid et de bougies Oléo. Nous connaissons ces détails car ils apparaissent dans certains articles et sur une carte postale.
La conquête de l’air devient rapidement un terrain de compétition technologique, où chaque record est associé à une invention technique ou à une amélioration précise. Les inventeurs et les pilotes sont érigés en héros médiatiques, incarnant la modernité, le progrès, mais aussi le risque et la bravoure.
Les meetings aériens du début du XXe siècle ont joué un rôle central dans la diffusion de l’innovation majeure qu’était l’aviation. Ces événements spectaculaires permettaient de transformer l’aéroplane – encore perçu comme curieux et risqué – en objet concret, visible et désirable. L’innovation se donnait à voir, à entendre et à éprouver.
Au-delà de la technique elle-même, les meetings changeaient l’imaginaire collectif. L’aviation devenaient symbole de modernité, de vitesse, d’émancipation et de progrès.

Cette dynamique n’est pas propre à l’aviation. L’automobile, l’électricité ou la radio ont bénéficié de semblables « mises en scène ». La technique devient un spectacle et un argument. Les meetings aériens condensent ces ressorts dans une dramaturgie particulièrement puissante, car le risque, la hauteur et la nouveauté frappent les esprits.
Un siècle plus tard, l’Intelligence Artificielle suit un chemin comparable. Les démonstrations publiques deviennent des spectacles.
En 1997, l’ordinateur Deep Blue bat le champion d’échecs Garry Kasparov.
En 2016, AlphaGo sort vainqueur contre le maître de Go Lee Sedol, dans un jeu réputé inaccessible aux machines.
En 2022, ChatGPT crée l’événement. Depuis, chaque nouvelle version révèle de nouvelles capacités dont les démonstrations envahissent les réseaux sociaux.
Comme les meetings aériens, ces moments ne sont pas de simples prouesses techniques : ce sont des événements médiatiques qui installent l’IA dans la culture collective.
Semblable à l’aviation, l’Intelligence Artificielle se cherche des héros. Les chercheurs et entrepreneurs de l’IA (Yann LeCun, Sam Altman, Elon Musk) sont régulièrement présentés comme des visionnaires.
L’histoire de l’aviation naissante nous aide à comprendre les moments que nous vivons actuellement avec l’Intelligence Artificielle.
Les innovations ne s’imposent pas seules ; elles ont besoin d’espaces publics de démonstration et de héros pour faciliter leur adoption.
En somme, que ce soit l’avion au XXᵉ siècle ou l’IA au XXIᵉ, une innovation ne se diffuse pas seulement par ses performances techniques. Elle entre dans notre culture commune parce qu’elle est mise en scène, racontée, admirée et parfois crainte.
Fin mot de l’histoire, c’est l’Intelligence Artificielle qui nous permet de voir Pégase survolant l’hippodrome de Mondoubleau au milieu d’une course de chevaux percherons.